Partager des résultats de recherche auprès des utilisateurs de connaissances fait partie de la feuille de route des chercheurs. Néanmoins, les attentes réelles envers les chercheurs, de même que les bénéfices concrets de ce partage pour les institutions et la société, ne sont pas toujours clairs, ce qui engendre une timide appropriation de ce concept dans le milieu académique. Les organismes subventionnaires, véritables piliers stratégiques décisionnels en recherche, pourraient cependant modifier les pratiques en changeant certaines règles de programmes. Les universités, responsables de l’application des règles de programmes, devraient à leur tour emboiter le pas en développant davantage de services aux chercheurs et aux étudiants, pour bonifier le transfert de connaissances dans la société.

Jane Gonçalves

Consultante, créatrice de visuels et conseillère à la recherche à l’université de Montréal.

Fatéma Dodat

Blogueuse, vulgarisatrice scientifique et étudiante au doctorat à l’université de Montréal.

Ce billet est une réflexion sur le positionnement que pourraient prendre les organismes subventionnaires sur le transfert de connaissances dans le milieu de la recherche. Les objectifs sont de susciter le débat et la réflexion afin de développer des outils pour une meilleure diffusion des connaissances. Les auteures y expriment une opinion personnelle qui n’engage en rien leur université d’appartenance.

Les organismes subventionnaires provinciaux (tels que le Fonds de recherche du Québec – Santé, Société et Culture, Nature et Technologie) ou fédéraux (tels que les Instituts de recherche en santé du Canada, le Conseil de recherches en sciences humaines ou le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie), ont pour mission de proposer et d’appliquer des plans stratégiques. Ces plans définissent de façon pluriannuelle les orientations encourageant et appuyant la recherche et la formation en recherche. Ils sont basés sur les enjeux et les défis de société ainsi que sur les attentes et les enveloppes budgétaires des gouvernements au pouvoir. Les organismes subventionnaires sont donc des acteurs décisifs dans la conception et l’exécution des projets de recherche et de la diffusion de leurs résultats au sein de la société.

Cette diffusion est souvent appelée mobilisation des connaissances, transfert des connaissances (TC), ou application des connaissances. Nous les utiliserons ici de façon interchangeable. Selon le CRSH par exemple, la « mobilisation des connaissances » est une expression générique qui englobe un large éventail d’activités liées à la production et à l’utilisation des résultats de la recherche, notamment : la synthèse, la diffusion, le transfert, les échanges de connaissances, la création et la production conjointes par les chercheurs et les utilisateurs des connaissances.

Les retombées potentielles d’un transfert efficace des connaissances vers la société sont immenses: elles permettent de former et d’informer les citoyens, et de les outiller lorsqu’ils prennent des décisions, pour qu’elles soient basées sur des données probantes.

Le port du masque en temps de pandémie en est une illustration. Si la population y a été réticente avec les changements de position du gouvernement, la diffusion claire et efficace des raisons sous-jacentes à la fin mai a finalement permis de rejoindre 68% des québécois selon une étude menée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Autre exemple, nombreux professionnels souhaitent s’informer des meilleures pratiques dans leur domaine. Ils peuvent soit prendre un cours universitaire sur le sujet ou faire des recherches sur les dernières publications scientifiques parues. Bien souvent, dans ce dernier cas, ils n’y auront pas accès, 50% des publications étant diffusées par des éditeurs privés à but lucratif (ex. Elseiver), exigeant des coûts parfois faramineux pour consulter les articles.

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Il existe d’ailleurs certains centres dont le TC est au cœur des missions : par exemple le Centre de transfert pour la réussite éducative du Québec (CTREQ), Humanovis, les organismes de liaison et de transfert en innovation sociale (OLTIS) ou jusqu’à tout récemment le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO).

Une intégration du transfert de connaissances limitée

Le processus menant à l’utilisation de la recherche par les acteurs de la société est complexe et multifactoriel. Dans sa thèse de doctorat, Esther McSween recense plusieurs conditions qui peuvent faciliter ou nuire au transfert et à l’utilisation des connaissances.

Les conditions facilitant ou nuisant au transfert et à l’utilisation des connaissances sont liées 1) aux chercheurs ou producteurs de connaissances (p. ex. les compétences en TC ainsi que l’intérêt et capacité d’entretenir des liens avec les utilisateurs et de les impliquer dans le processus de recherche) ; 2) aux  utilisateurs potentiels des connaissances (p.ex. leur intérêt pour la recherche et leur niveau d’expertise) ; 3) aux stratégies de TC (p.ex. leur adéquation avec les besoins et caractéristiques des utilisateurs) ; 4) aux contextes organisationnel et politique (p.ex. la présence de politique interne, d’une culture ou d’un leadership l’encourageant). Elles sont résumées dans la figure suivante.

Figure 1:Facteurs influençant le transfert et l’utilisation des connaissances (droit d’auteurs Esther Mc Sween-Cadieux, 2018)

Ces conditions soulignent la complexité du sujet, qui implique différents acteurs, au premier rang desquels se trouvent les organismes subventionnaires, qui dictent les orientations de recherche.  Mais que disent au juste les organismes subventionnaires au sujet du TC? Comment le traitent-ils dans leurs programmes?

Le transfert de connaissances c’est important, mais…

Les principaux organismes de subvention canadiens ont tous des plans stratégiques de TC assez similaires. Par exemple, celui du FRQ s’articule autour de trois orientations dont 1) le soutien à la communauté scientifique à travers un appui des chercheurs et étudiants-chercheurs dans leurs activités de mobilisation des connaissances, 2) la promotion de la recherche en faisant la promotion des activités destinées au grand public et 3) l’évaluation de l’impact afin de mieux connaitre la contribution de la recherche à la société québécoise.

De manière concrète, ces organismes mettent en place des programmes de financement dédiés au TC (ex. Connexion au CRSH); considèrent les dépenses de mobilisation des connaissances comme étant admissibles dans la plupart des programmes; ou encore organisent des activités dédiées au TC obligatoires pour les chercheurs financés (ex. programme Actions concertées au FRQSC). Autre mesure concrète et forte : le TC est inscrit dans les objectifs de la plupart des programmes de financement, que ces derniers soit de type «infrastructure» c-à-d finançant les ressources matérielles et humaines permettant la réalisation d’activités de groupes de chercheurs (ex. Soutien aux équipes au FRQNT) ou de type «projet de recherche» c-à-d finançant spécifiquement une étude en particulier (ex. Projet aux IRSC).

Néanmoins, plusieurs limites persistent dans les programmes actuels. Par exemple, en amont des projets (dépôt des demandes de subvention), dans les contributions détaillées résumant les réalisations en recherche, les activités de TC sont généralement à indiquer dans une catégorie « Autre ». Leur importance semble donc limitée. Au moment de l’évaluation des demandes de subvention, on ne connait pas la place accordée aux activités de TC dans le CV du chercheur et dans les discussions des membres évaluateurs. En aval de la recherche, on ignore bien souvent ce qu’il advient des rapports de fin de subvention et du traitement des activités de TC qui y sont décrites. Par exemple, on ne sait pas si elles sont comparées avec celles planifiées au moment de la demande de fonds. Somme toute, on ignore le bénéfice réel d’avoir tenu ses promesses d’activités de TC.

Il apparait donc légitime de se questionner : est-ce que des clarifications des organismes subventionnaires sur la place réellement accordée à la mobilisation des connaissances en amont et en aval de la recherche pourrait changer la donne?

Comment les organismes pourrait influencer le transfert de connaissances

Les organismes subventionnaires ont un pouvoir décisionnaire et d’orientation des stratégies de financement essentiel. Un des exemples récents les plus marquants est l’intérêt de plus en plus grand pour les questions d’Équité, Diversité et Inclusion (ÉDI). L’ÉDI renvoie aux mesures demandant aux équipes de recherche de tout mettre en œuvre pour : réduire les obstacles et préjugés d’ordre systémique (É), offrir de vraies chances aux personnes issues des minorités (D), et valoriser toutes les personnes contribuant à la recherche (I) (plus d’infos sur le site du CRSH). Ceux qui passent un peu de temps sur les réseaux professionnels pourront en témoigner: il est maintenant rare de passer une semaine sans voir d’annonces d’emploi ou de publications en lien avec l’EDI.

Le lancement d’un concours de subvention majeur en 2018 par les trois conseils fédéraux (Fonds nouvelles frontières en recherche – volet Exploration) plaçant l’EDI au cœur de ses critères d’évaluation y est certainement pour quelque chose. Google Trends confirme que le nombre de recherches sur le moteur de recherche éponyme décolle au Canada à partir de l’année de lancement du concours (voir figure 2). Cette orientation forte a éveillé des consciences, en plus de traduire en action des principes restés trop longtemps sur papier dans les universités et centres de recherche. Concrètement, et depuis 2018, on assiste à la mise en place de formation sur ces questions, l’embauche de conseillers dédiés, des mesures encourageant la poursuite d’études universitaires des personnes issues de minorités.

Figure 2: évolution de l’intérêt des internautes canadiens pour les questions d’équité, diversité et inclusion

Critères de recherche: «Equity diversity and inclusion», entre le 1er janvier 2012 et le 5 janvier 2021, au Canada, toutes les catégories.

Des changements et clarifications dans les règles des programmes pourraient avoir un impact substantiel.

Par exemple, on peut penser à 1) l’extraction des activités de TC de la catégorie «Autre» des contributions détaillées pour en faire une catégorie à part entière, 2) des clarifications sur la valeur des activités de TC listée dans les CV au moment de l’évaluation de la demande de subvention, 3) l’ajout de temps supplémentaire en fin de subvention pour réaliser les activités de TC, 4) des clarifications sur le traitement qui est fait des rapports de fin de subvention (sont-ils évalués? Sont-ils comparés à la demande de subvention?), 5) la mise en place d’incitatifs lorsque les plans de mobilisation sont réalisés (points bonus dans les futures demandes de subvention).

Certains de ces changements ont d’ailleurs été soulevés dans le document de réflexion sur « L’Université Québécoise du futur » soumise le 15 septembre par le FRQ. Comme souligné par le Scientifique en Chef du Québec, Rémi Quirion, dans une entrevue parue dans l’Actualité, la carrière des professeurs et des chercheurs ne devrait pas être uniquement évaluée sur leurs publications et leur enseignement mais également sur leur participation aux débats de société.

Il est légitime de s’interroger sur la difficulté de changer cette culture de l’évaluation des chercheurs, quand on sait que ce sont majoritairement ces mêmes chercheurs qui composent les comités d’administration des organismes subventionnaires et que l’on fait face à un «choc générationnel» dans l’appréhension de cette problématique.

Aussi, ces changements et clarifications devraient s’accompagner de mesures de soutien compensatoires. En effet, la réalité des chercheurs est que leurs tâches se sont extrêmement diversifiées et complexifiées au cours des dernières décennies. Ils doivent constamment jongler entre tâches administratives, préparation des cours, gestion de personnel de recherche, écriture d’articles et de demandes de subvention. S’ajoutent à ces contraintes de tâches des questionnements éthiques, avec une dualité entre les règles de la recherche (rigueur, souci du détail et nuances entre autres) et celles de la communication (plus efficace lorsqu’elle suscite de l’émotion par exemple). Au lieu de reposer entièrement sur les épaules des chercheurs, le TC devrait être une responsabilité partagée avec les universités.

Et si les universités avaient des bureaux de transfert de connaissances?

Une solution de compensation de nature structurelle serait la création de bureaux offrant des services en TC dans toutes les universités.

Ces bureaux serviraient de pont entre les chercheurs et la société et permettraient de créer des relations de confiance durables avec les milieux. Ils seraient une sorte d’interface entre les équipes de recherche et les utilisateurs de connaissances (milieux communautaires, politiques, industries, etc.). Ces bureaux pourraient être composés de courtiers de connaissances ainsi que de professionnels en arts graphiques et en communication.  Des consultants externes pourraient également agir de manière ponctuelle pour des expertises précises (par exemple des spécialistes des médias).  

Leurs missions consisteraient à identifier les acteurs de la société ayant des besoins de recherche et les connecter avec les chercheurs du domaine; faire une analyse exhaustive des utilisateurs des connaissances potentiels par projet; créer du matériel de transfert de haute qualité (vidéos, infographies, etc.); accompagner les chercheurs dans la diffusion ciblée du matériel de transfert; aider les chercheurs à mesurer les effets des actions de TC avec des indices bibliométriques et des mesures d’évaluation du changement. Également, ces bureaux pourraient offrir des formations en TC aux étudiants et équipes de recherche, ainsi que du soutien ponctuel aux chercheurs qui souhaitent réaliser eux-mêmes toutes leurs activités de TC. Enfin, ces bureaux pourraient organiser des activités de réseautage thématiques afin d’entretenir et renforcer le dialogue entre le monde de la recherche et la société.

Ces bureaux viendraient compléter l’offre de services offerts en TC par les centres spécialisés, les services en facultés et les centres de recherche. Les chercheurs seraient libres de déléguer la plupart de leurs activités de TC ou de solliciter une expertise de façon ponctuelle. Le financement de ces services et activités seraient payants, et les chercheurs pourraient les financer via leurs fonds de recherche.

Certaines universités offrent déjà certains de ces services comme McGill, qui a une équipe dédiée  en Design graphique et Multimédia ou l’Université de la Colombie-Britannique qui a un service d’échanges de connaissances avec les utilisateurs de connaissances (Knowledge Exchange). À l’instar des changements récents en termes d’EDI dans les universités, un coup de pouce des organismes subventionnaires dans les règles de programmes pourrait accélérer le déploiement de services aux chercheurs dans toutes les universités. La responsabilité du transfert de connaissances serait ainsi davantage partagée entre les universités et les chercheurs.

Nous remercions chaleureusement Esther McSween-Cadieux pour sa relecture et ses conseils.